Distance sociale et management : comment s’adapter
Avec la pandémie du Covid 19, les autorités politiques et médicales ont défini la distanciation sociale comme un moyen clé de remédier à la crise sanitaire : elles nous conseillent de garder nos distances physiques au minimum à 1 mètre en France, 1,5 mètres en Australie ou en Allemagne et 6 pieds aux Etats-Unis (1m82). En ce sens la distanciation sociale s’apparente donc à la distance spatiale séparant les individus, mais cette nouvelle politique intègre également selon les pays des mesures temporaires de fermeture des frontières, d’entreprises ou de confinement de la population. Il s’agit alors de la réduction des contacts interpersonnels. Lorsque la première vague de la pandémie s’éloignera, d’autres mesures durables de distanciation seront inévitablement envisagées, sans que l’on sache encore très bien quels effets elles auront sur notre mode de vie et nos entreprises. Au sens du management, comment la notion de distance sociale influencera-telle désormais nos pratiques ? Je vous propose ci-après quelques pistes de réflexion inspirées du management de François Aélion (1) et de ma propre expérience
La distance en management
Depuis 50 ans et les travaux de Geert Hofstede, professeur à l’université de Maastricht, le management intègre la distance hiérarchique comme un critère spécifique de la différence culturelle. Les pays à distance hiérarchique élevée (latins européens ou arabes par exemple) ont “un rapport sacré à l’autorité, érigent des barrières sociales, font des distinctions entre le tutoiement et le vouvoiement et privilégient le respect, l’âge, le grade ou le sexe dans les rapports humains. Dans une société à forte distance hiérarchique, les membres acceptent l’ordre établi et sont peu enclins ou incités à remettre en question leur place dans la pyramide hiérarchique souvent très structurée. Dans les pays à distance courte (anglo-saxons), les rapports interpersonnels sont plus directs et simples, l’ordre établi peut être remis en cause, l’âge et le grade ont moins d’importance pour définir l’autorité” (1). Dans une société qui prône une faible distance hiérarchique, le manager sera proche des collaborateurs qui s’attendent à participer aux décisions qui les concernent.
Distance et pouvoir du manager
Le pouvoir d’un manager dépend de cette notion de “distance versus proximité”. Exerçant souvent dans une grande entreprise, le manager autoritaire donne la priorité à la distance. Centré sur ses problèmes, il n’est pas vraiment disponible pour aider les autres. Le manager autoritaire est intransigeant sur le respect qui lui est dû et inflexible sur la façon de travailler dans son équipe. Il demeure très distant et secret. Personne dans son équipe n’envisagerait de le tutoyer et tout le monde hésite à le solliciter. Les délais du cycle de communication sont très longs et cet écueil de la distance et du respect affecte la motivation des collaborateurs.
Le manager amical, qui privilégie la proximité, risque de se heurter à un autre écueil de la motivation des collaborateurs : être si peu distancé d’eux qu’il ne peut plus leur apporter sa valeur ajoutée organisationnelle ou institutionnelle. Il dit rarement non aux requêtes et n’a aucun secret pour ses collaborateurs qui le voient plus comme un collègue et ne lui témoignent donc pas le même respect qu’à un véritable responsable d’équipe.
Un manager charismatique trouve le bon équilibre entre distance, respect et proximité. En se respectant lui-même, il se fait plus naturellement respecter, sans que ce soit au détriment des autres. Transparent et actif dans la réussite de ses collaborateurs comme dans la sienne, il use de la distance et de la proximité de façon modérée et appropriée. Son cycle de communication est ajusté à la situation. Pour lui, diriger c’est aussi rendre autonome ses collaborateurs : il faut trouver la juste distance pour y parvenir et cela exige de la flexibilité et de la confiance.
Aujourd’hui les entreprises encore en activité et celles qui le seront dans les prochaines semaines changent et adoptent la nouvelle panoplie de mesures de distanciation. À travers ces exemples simplifiés de profil de manager, il apparait qu’elle bouleverse l’équilibre précédent entre distance et proximité et nécessite donc une évolution, voire une révolution, du management.
L’impact de telles mesures en terme de changement me semble proportionnel à la taille de l’entreprise. L’accroissement de la distanciation sociale dans une ère de révolution industrielle renforce la pression pour réduire la taille de l’entreprise et avantage la “small company”. Mais ces dispositions vont aussi bouleverser les besoins des collaborateurs dans la typologie de Maslow : la recherche de la sécurité, de l’intégration et de l’autonomie.
Le nécessaire renforcement de la communication du manager
Jamais le monde ne nous a paru aussi incertain et le manager devra donc faire davantage d’efforts pour répondre au surcroit de besoin de sécurité des collaborateurs. Plus les mesures de distanciation seront nombreuses ou importantes, plus la sécurité sanitaire du salarié sera préservée. Le corollaire de cette évolution implique :
- Un accroissement du risque socio-économique (perte d’emploi ou d’activité, perte de revenu et création de coûts) tant pour le collaborateur que pour l’entreprise ;
- Les conséquences négatives du changement des règles de travail sur le risque perçu par le collaborateur ;
- L’expérimentation de nouvelles façons de manager à distance.
“C’est l’absence d’information qui alimente les rumeurs, permet toutes les interprétations possibles de la situation et entretient la peur. Informer est donc la première nécessité. Mais pour qu’une information soit rassurante, il faut qu’elle soit précise (éliminer les interprétations) et que le manager la délivre clairement, avec transparence et rapidement. Idéalement il doit trouver comment apporter sa valeur ajoutée à la transmission de cette information : expliquer aux autres qui est concerné par ces décisions, pourquoi ces nouvelles consignes sont données, comment elles découlent de l’analyse de risque par les instances de sécurité, partager avec son responsable les réactions attendues et constatées…” (1)
L’autre première nécessité est d’écouter, car plus on informe, plus le besoin d’expression grandit. Pour un Manager, écouter activement les réactions, solliciter les avis de ceux qui s’expriment peu et alimenter le circuit du feedback dans l’entreprise permet de compléter le cycle de la communication. Durant toute la phase de rebond de l’après-confinement, le manager aura intérêt à raccourcir le délai entre les cycles de communication en informant quotidiennement chacun, même si rien n’a changé par rapport à la veille.
Le contrôle du respect des règles
Tout changement induit naturellement une résistance de la part de celui ou celle qui s’y confronte et sa force est généralement proportionnelle au nombre de modifications introduites dans le système. Dans un pays souvent décrié pour son individualisme, sa défiance envers l’autorité et son indiscipline, les managers devront intensifier le contrôle pour garantir le respect des nouvelles règles par chacun sur la durée. Sur un plan culturel, la redéfinition des valeurs de l’entreprise pour affirmer la prédominance de l’intérêt collectif, peut par exemple les y aider. La poursuite d’actions de formation, par exemple sous forme de micro-sessions de 5 à 10 minutes par un manager à distance, la valeur d’exemple de toute la ligne hiérarchique et la technique de l’exécution à l’amiable “friendly enforcement” prônée par Ido Erev, chercheur en économie comportementale (2), sont d’autres pistes à explorer pour y parvenir. Pour réagir à un manquement aux règles de distanciation, plutôt que de sanctionner directement, demandez à chacun des co-équipiers de solliciter systématiquement et amicalement le contrevenant pour qu’il les respecte mieux à l’avenir.
Comment combiner distance et besoin d’appartenance au groupe ?
“Le second besoin de motivation à prendre en compte par le manager est l’appartenance au groupe, qui renforce d’ailleurs la sécurité de ses membres. Rassembler autour de soi une équipe soudée nécessite une fluidité des échanges dont la première condition est l’accessibilité du chef” (1).
La distanciation, la gravité et la hauteur peuvent venir entraver cette accessibilité. Pour compenser les risques de désintégration associés à la panoplie des mesures de distanciation, le manager aura intérêt à pratiquer les règles d’accueil et d’accessibilité de façon accentuée pendant les phases ultérieures de la crise sanitaire actuelle, jusqu’au retour à la normale.
En situation d’accueil, pour reconnaître une performance ou pour célébrer un succès, la distance physique entre manager et collaborateur est généralement plus courte qu’en situation normale de travail, avec une gestuelle plus ouverte qu’à l’accoutumée. Qu’en sera-t-il demain si les poignées de mains, accolades et embrassades sont bannies ? Le temps de contact accru, le ralentissement du débit du discours, l’accentuation des intonations et le renforcement du contenu émotionnel du message pourront contribuer à y remédier. L’usage du masque en entreprise ravira le Dr House qui sommeille en nous mais nous privera des signes d’empathie tels que le sourire, la joie ou la tristesse exprimée sur son visage. Le manager devra compenser par l’action, la gestuelle, le discours et le regard.
La réduction des occasions de contact physique avec ses collaborateurs, liée par exemple au management à distance, peut rendre plus difficile la prévention ou la détection des comportements d’agression, de soumission, de manipulation ou de passagers clandestins au sein d’une équipe. Pour maintenir la cohésion du groupe et l’efficacité du travail, le manager devra redoubler de vigilance à cet égard et ne pas négliger les actions fortes de sa mission : faire partager le même objectif par tous les co-équipiers, susciter l’adhésion de chacun à ses propres objectifs, confronter régulièrement son équipe et ses collaborateurs à l’avancement de leurs performances, arbitrer les conflits, …
En conclusion, pour affronter les conséquences de la crise actuelle et le surcroit de distance, le Manager doit trouver de nouvelles réponses pour motiver les collaborateurs en garantissant leur sécurité. Récapitulons nos suggestions pour y parvenir : en premier lieu, prenez le temps nécessaire pour les informer quotidiennement des bonnes comme des mauvaises nouvelles. Ouvrez davantage l’espace de dialogue en multipliant les entretiens, en sollicitant les avis et suggestions sans omettre d’en tenir compte. Pour fédérer, soyez beaucoup plus accessible qu’avant la crise, redéfinissez au besoin le projet commun, explicitez les nouveaux objectifs d’équipe et vos nouvelles règles de fonctionnement. Soulignez le mérite des collaborateurs dans vos futurs succès. Formez-les à la technique de friendly enforcement pour garantir sur la durée la distanciation protectrice.
Profitez des circonstances pour faire preuve de votre confiance en eux, en déléguant de façon à répondre à leur besoin d’autonomie et en jugeant plus sur le résultat du travail qu’auparavant.
Références (1) François Aélion, Manager en toutes lettres, Les Editions d’Organisation – 1996 (2) Ido Erev, article d’Asaf Ronel “Israeli Researcher Finds a Clever Way to Enforce Social Distancing” Haaretz édition du 30/3/2020 https://www.haaretz.com/israel-news/.premium-coronavirus-israel-clever-wayenforce-social-distancing-1.8714725